SOUVENIRS DE MA VIE A BORD DU SOUS-MARIN L’AFRICAINE (1955-1958)

Texte de Jean-Marie Colin (Torpilleur)

 

(Extraits 2/4)

 

Le pacha donnait l'immersion prévue pour l'exercice et nous commencions à tourner en rond dans l'attente de l'attaque de l'escorteur, nous étions à un bout du secteur et lui à l'autre. Il fallait au moins une heure pour qu'il nous localise avec ses appareils d'écoute et déclenche une attaque torpille que nous essayons d'éviter en changeant d'immersion, de vitesse, en virant à gauche, à droite, en lançant des leurres. La torpille était réellement lancée sur nous. Elle avait un dispositif qui lui permettait de s'arrêter à 30 mètres de nous, elle éjectait un lest et remontait à la surface pour être récupérée. Il arrivait parfois que le dispositif ne fonctionne pas. Alors si les coordonnées du tir étaient bonnes, elle nous rentrait dedans, çà faisait un gros boum et une belle bosse dans le ballast. Si la torpille restait au fond, cela faisait 300.000 F de paumé !

 

Au cours de la journée il y avait plusieurs passes, mais il n'y avait pas forcément de lancement réel à chaque passe, une grenade OF était lancée quand l'escorteur estimait qu'il était à notre verticale, l'écouteur du sous-marin en prenait plein ses oreilles. Pendant ce temps, la vie à bord continuait :

 

Le Minoï aux pluches

Collection J-M Colin (1955-1958)

 

-         Huit heures : le tiers quittant faisait les pluches : patates, salades, etc...

 

-         Huit heures trente : casse-croûte

 

-         Neuf heures : Poste de propreté, chacun ralliait son poste. Il n’y avait plus personne dans les bannettes et c'était parti pour l'astiquage

 

-         Dix heures trente : ordre de rompre du poste de propreté

 

-         Onze heures : déjeuner pour le 1er tiers, le 2ème plongeait dans les bannettes ou bouquinait dans son coin.

  

-         Onze heures quarante-cinq : 1er tiers de quart, déjeuner pour le 2ème et le 3ème tiers.

 

L’après-midi aucune activité, sinon les relevés de quart de 15 heures et 18 heures donc campo : parties de cartes, bouquins, mots croisés et même cinéma une fois dans la semaine, nous embarquions : films, projecteur et écran, tout ça entre les TLT. L’escorteur s’entraînait mais nous également et souvent dans l'après-midi nous avions poste de combat avec lancement de torpilles, il durait une bonne heure, tout le monde ruminait mais après tout nous étions là pour çà ! Alors pour mon compte, je trouvais normal et pourtant ces lancements nous donnaient un surcroît de boulot. A chaque fois, il fallait déménager le cirque qui était entre les TLT et bien sûr le remettre ensuite. Nos torpilles n'étaient pas les mêmes que celles des surfaciers, les leurs n'étaient en fait que des grenades téléguidées qui en version combat explosaient de toute façon, même en ne touchant pas le sous-marin. L’explosion pouvait quand même faire des dégâts, celles des sous-marins par contre coulaient en fin de parcours sans exploser pour éviter qu'elles fassent repérer le sous-marin en cas de raté de tir. Nos torpilles étaient plus sophistiquées, elles étaient réglables en immersion et en distance, le réglage de l'immersion était fonction du tirant d'eau du bâtiment attaqué, la torpille devait passer sous la quille pour que le lancement soit réussi et seule la bonne foi du bateau attaqué nous donnait le résultat. Il était facile pour eux de nous dire s'ils avaient vu ou non le sillage, les pachas n'aimaient pas être torpillés et dans les comptes rendus disaient qu'ils ne les avaient pas vues, nous savions par nos copains à bord de ces bateaux si les lancements avaient été réussis ou non. Pour la distance, le réglage était fonction du pacha qui au périscope l'estimait. La torpille faisait le parcours affiché et à l'issue faisait surface avec déclenchement d'un fumigène pour le repérage, rien que là on pouvait déjà voir si la torpille était prés de l'escorteur, car il fallait la repêcher et nous étions bien obligés de donner les coordonnées au bateau repêcheur.

 

-         Dix neuf heures : Rompre du poste de combat, souper pour le 1er tiers.

 

-         Dix-neuf heures quarante-cinq : le 1er tiers de quart, souper pour les 2ème et 3ème tiers.

 

Nous arrivions en fin de journée, le pacha donnait l’ordre de se préparer à faire surface, mais nous attendions l’ordre de l'escorteur, si nous étions à l'immersion périscopique çà se faisait par radio avec les mêmes codes. « Execute » était remplacé par « Finex, liberté de manœuvre ». En plongée profonde l’ordre était donné par le lancement de 3 grenades OF. Ah ! Ces 3 grenades, elles étaient attendues par les fumeurs que nous étions pour la plupart. Oui, à l'époque je fumais. Le central rendait compte « Central paré à faire surface ». On chassait 30s partout, un tour d'horizon à l’écoute était effectué pour vérifier qu'il n'y a pas d'autres bateaux dans le secteur nous empêchant de faire surface. « Rien à l'écoute sauf l'escorteur », « 13 mètres ». Nous étions à 30 mètres, immersion de référence pour le tour d'horizon, les barreurs faisaient le nécessaire pour arriver à l'immersion ordonnée. A 20 mètres, le pacha hissait le périscope. « Immersion 13 mètres », le pacha faisait un tour d’horizon rapide, rentrait le périscope et ordonnait « Surface ». Il montait à l’échelle du kiosque, le central chassait partout 30s et annonçait « On est en surface, surpression 20 millibars ». Le pacha ouvrait le panneau très facilement aidé par la surpression, nos oreilles se remettaient en place. « En vidange », la soufflante se mettait en route, « On souffle partout », pour faire surface on chassait l'eau des ballasts avec de l'air comprimé, mais comme il coûtait très cher on l'économisait de ce fait les ballasts n’étaient pas vidés complètement, toutefois le bateau flottait suffisamment. La soufflante était un gros ventilateur qui aspirait l’air du bord et l’envoyait dans les ballasts pour parfaire la vidange. En même temps, elle éliminait les mauvaises odeurs et renouvelait l’air du bord. L'officier de quart et un veilleur montaient sur la passerelle et surveillaient la vidange, dès qu'un ballast donnait, un bouillonnement se faisait à la surface, il était isolé. Une fois que tous les ballasts avaient donné, l’officier criait « Tiens bon la vidange ». Le central stoppait la soufflante, isolait la boîte de chasse BP et rendait compte : « On a soufflé 11 minutes, vidange terminée, boîte de chasse BP isolée ». L’officier ordonnait « Moteurs AV 3, gouvernez au 320, prendre la tenue de navigation ». C’était celle que tout le monde attendait. Oui ! La tenue de navigation permettait l'accès à la passerelle et nous aspirions tous après 12 heures dans le trou à prendre un peu d'air et à fumer une tige de huit. L’Africaine avait l’avantage, par rapport à d'autres sous-marins, de posséder deux barbettes de 20mm attenantes à la passerelle, si bien que tout le personnel, non de quart, pouvait s'y tenir, n'obligeant pas à faire un tour de rôle et à fumer rapidement une cigarette. Quand il faisait beau c'était bien agréable.

 

 

Détente au mouillage vers 1953 Claude Blondel vers 1953
Collection Claude Blondel 1952-1955) Collection Claude Blondel 1952-1955)

 

Alors, maintenant, qu’allions nous faire ? Les exercices ne recommençaient qu'à 8 heures le lendemain, pas question de revenir à Toulon, nous allions donc mouiller à Cavalaire, au Lavandou ou à Nice selon le secteur où nous étions. En général, il y avait une heure de route. Le poste de manœuvre était réduit à la plage AV pour mouiller l’ancre, nous gardions le service par tiers mais comme il n’y avait besoin que d’un veilleur, le reste du personnel de quart se reposait sur place, allongé sur le parquet ou assis sur des siéges jusqu'à une heure du matin. Par beau temps, il y avait beaucoup de monde à la passerelle, on se reposerait dans la journée suivante.

 

Toutes les journées dans la semaine se passaient ainsi. A 7 heures, tous les matins, nous appareillions de nouveau pour être sur le secteur à 8 heures. Selon les exercices, nous faisions deux à trois surfaces dans la journée, ne serait-ce que pour participer à la recherche des torpilles que nous avions lancées, car ces garces parfois ne faisaient pas le parcours que nous leur avions affiché. Il fallait les retrouver, car elles coûtaient très cher et il n’y en avait pas beaucoup en service. Un plan de recherches était prévu, il fallait sillonner tout le secteur et cela demandait des heures et des heures. Durant la semaine, ce n'était pas grave. Au contraire, cela nous permettait de prendre l'air, mais les lancements du vendredi après-midi étaient très mal vus par les collègues, si par malheur une des torpilles n'était pas repérée, il fallait la rechercher jusqu'à la tombée de la nuit, c'est-à-dire en été jusqu’à 22 heures et nous ne serions à Toulon qu’à 3 ou 4 heures du matin. Les oreilles des torpilleurs sifflaient, c'est sûr !

 

Récupération d'une torpille Lancement de torpille à quai) Récupération d'une torpille
Collection Claude Blondel (1952-1955) Collection Jean-Paul Nollot (1955-1958) Collection Claude Blondel (1952-1955)

 

Certains exercices d'écoute obligeaient au moment des grandes chaleurs à inverser les programmes, c’est à dire qu’ils se faisaient de nuit pour que la propagation des sons dans l'eau soit meilleure. Nous nous reposions donc de jour, nous avions les mêmes mouillages ce qui était formidable car mouiller devant Cannes ou Nice à un kilomètre de la côte en plein été c'était presque de la plaisance. Inutile de vous dire qu'il y avait du monde et même du beau monde autour de nous, ils arrivaient à la voile, en pédalos, à la rame, voir à la nage. Nous étions nombreux à la passerelle et même sur le pont, les jumelles chauffaient et un seau d'eau était là pour éviter qu'elles n'éclatent. Ces entraînements duraient donc six mois, nous faisions un petit carénage puis une sortie escadre et nous recommencions le cycle. Voilà, en gros, la vie de tous les jours, maintenant il y avait les personnages, les bons et les mauvais moments. Les mouillages d'hiver étaient plus tristes, sauf l'année 1956 où le mois de février fut très dur, de grosses gelées -15 à -20 pendant plusieurs jours, au point que la Méditerranée fut prise par les glaces dans les ports bien abrités, comme celui de La Seyne par exemple. Nous étions en exercice du coté de Nice et étions mouillés devant la promenade des Anglais, nous avons subi une tempête de neige, plus de 20 cm sur le pont, avant d'appareiller tout le monde a voulu voir le spectacle et des photos furent prises. Puis une bagarre de boules de neige eut lieu, les officiers, pacha en tête furent acculés sur la plage AR et dégustèrent durant cette belle bagarre !

 

L'Africaine vêtue de blanc !

Collection J-M Colin (1955-1958)

 

Le retour du vendredi était particulier. C’était la fin de la semaine et l'heure d'arrivée était aléatoire. Nous pouvions très bien faire surface à la corne extrême du secteur, presque en Italie ce qui rallongeait d’une bonne heure ou peut-être faire une recherche de torpille ou encore, plus emmerdant, le repêchage des torpilles par nous-mêmes, pas pour la question du repérage, sauf si on en avait paumé une, mais le remorquage nous obligeait à rentrer à allure modérée. Le pire de tout était une rallonge d’exercice demandée par l'escorteur et rarement refusée par le pacha. Le scénario du vendredi soir était toujours le même, dés la mise en vidange, tous les hommes non de quart se rassemblaient au pied de l'échelle du kiosque et attendaient l'ordre de prendre la tenue de navigation. Quand le central avait rendu compte : « Bâtiment en tenue de navigation », ils montaient à la passerelle et le premier qui grimpait qu'il soit officier ou non et même si c’était le pacha, devait prendre Popeye sur les épaules. Oui, le chien du bord était le premier à prendre l'air, du reste dés qu'il entendait « Prendre la tenue de navigation », il se planquait au pied de l'échelle et n'en bougeait plus. Après les soupes du soir, tout le monde se retrouvait dans les barbettes de 20 mm et jusqu'à l'ordre « Au poste de manoeuvre  » nous chantions tous en choeur au en solo. Et qu'allions nous chanter ? De tout, Le Clair de Lune à Maubeuge au hit-parade du jour en passant par l'opérette, l'opéra et sans oublier les chansons de corps de garde de A jusqu'à Z comme « La digue du cul », « De profundis morpionibus », « La petite Huguette », etc. C'est lors de ces soirées mémorables que j'ai appris cette chanson érotico-militaire : Le Caleçon

 

Petitpas - F.Diehl - J-M.Colin Bernard Doré de dos disparu lors du
naufrage de la Minerve- J-M.Colin à droite
Rencontre d'un 3 mâts
Collection J-M Colin (1955-1958) Collection J-M Colin (1955-1958) Collection J-P Nollot (1955-1958)

 

Ce n'était pas d'une très haute philosophie, mais étions-nous des philosophes ? Non, Alors ! Pourquoi ne pas chanter « Le Caleçon » plutôt que « La mère Michel » ?

 

Des l'amarrage terminé, à l'ordre « Rompre du poste de manoeuvre, ouvrir les panneaux AV et AR », tout le personnel non de service, marchait ou plutôt courait vers les carrées pour prendre une bonne douche et pour les hommes mariés regagner le domicile conjugal en amenant à leurs épouses les bonnes odeurs du sousmarin. Car ce n'est pas une simple douche qui pouvait nous en débarrasser, n'est ce pas Simone ? Le tiers de service restait à bord et prenait la douche le lendemain matin. En 1955 les samedis matins étaient travaillés en général. On en profitait pour faire un grand poste de propreté, mais il arrivait souvent qu'il y eut des embarquements de torpilles qui duraient toute la journée, çà nous arrivait même le dimanche.

 

Quand l'escadre sortait, toujours un lundi, nous appareillions le dimanche soir pour aller l'attendre au large de Toulon et l'attaquer, celui qui me dirait qu'aux sous-marins on s'ennuyait serait un menteur, on en avait pas le temps, surtout à cette période où nous n’étions pas très nombreux. Tomber en panne était très mal vu du haut commandement, j'ai vu les mécanos travailler jour et nuit sur un moteur pendant que l'autre tournait, le gars était la tête en bas pendant que deux autres le tenaient par les pieds, il ne pouvait rester plus de 5 minutes, un autre le remplaçait et ainsi de suite. Il ne faut pas oublier qu'il fallait aussi assurer le quart; j'en ai entendu des « Bordel de dieu, quelle connerie de vie ! » mais personne ne demandait à aller ailleurs. Pour les électriciens ce n'était pas le Pérou non plus, de temps à autre, il y avait des éléments de batterie qui déconnaient et il fallait les changer, ce n'était pas du tout cuit ! Nous les torpilleurs, (comme je l'ai déjà dit plus haut) c’étaient les embarquements dès l'arrivée ou le samedi et dimanche. Il fallait vider le poste Avant et installer le matériel d'embarquement qui était très lourd. Nous étions une bonne équipe, il y avait eu deux ramiers, ils n'avaient pas fait de vieux os à bord ! Avant la mise au tube, il fallait le nettoyer, muni d'une combinaison et d'un gros paquet de chiffons, je plongeais dans le tube pour éponger les restes d'eau de mer et la graisse, puis je re-graissais avant l’introduction d’une nouvelle torpille de 7,50 mètres de long, un diamètre presque égal à ma corpulence. Après une séance de nettoyage, la combinaison était dans un triste état, heureusement que nous avions des réserves. Le seul personnel peinard était les gens du CO (détecteur. radar ou ASM, radios, timoniers, qui ayant du matériel sophistiqué ne mettaient que rarement la main à la pâte, le matériel tombait en panne,un message à l'arsenal et dès l'arrivée à quai, le personnel DCAN était là pour réparer.

 

Mise en place d'une torpille Faut que ça brille ! Le Minoï à 20 ans !
Collection J-M Colin (1955-1958) Collection JC. Blondel (1952-1955) Collection R. Bouyer (1955-1958)

 

 

[ Les personnalités ]

 

Dans un groupe vivant en vase clos, il y a toujours quelques individus qui se démarquent des autres, un de ceux-ci était le plus ancien du bord puisqu'il avait fait l'armement du bateau et neuf ans de navigation, c'était Popeye notre chien. Eh oui ! Pourquoi ne pas commencer par lui. Nous lui devions le respect. Ce n'était pas par hasard qu’il y avait sur chaque sous-marin un chien à bord, il avait un rôle bien précis : il devait signaler par son comportement, un taux anormal de gaz carbonique, celui-ci s'accumulait au ras du parquet puisque ce gaz lourd est toxique de surcroît. Popeye aurait été le premier à ressentir les effets nocifs et par son comportement anormal aurait fait savoir qu'il était temps de déverser de la chaux sodée à même le sol pour résorber le gaz. Il est vrai qu’en temps de paix, nous faisions surface assez souvent, mais sur trois ans d'embarquement, c'est arrivé quelques fois.

 

Popeye devant l'équipage de l'Africaine

Collection Claude Blondel (1952-1955)

 

Popeye était un loulou blanc du moins à l'origine car quand je fis sa connaissance, il avait le poil ras, sa queue était nue comme celle d'un petit cochon et raide comme un balai, ses oreilles étaient toutes dentelées, quelques dents lui manquaient et il boitait d'une patte arrière. Il ne risquait pas d’être confondu avec une bête de concours ! Popeye était chez lui, il allait de l’avant à l’arrière au gré de son emploi du temps, mais toujours régulier. Il connaissait les ordres, quand il était à la passerelle et qu'il entendait « Prendre la tenue de veille », il se mettait prés du panneau et le premier qui descendait, le prenait, il mettait alors ses deux pattes sur les épaules de son porteur, se plaquait contre sa poitrine et se cramponnait pendant l’ascension. Même scénario, si nous naviguions en surface et qu'il décidait de prendre l'air, il se mettait au garde à vous à l'échelle et le premier qui montait le prenait, y comprit le pacha, Popeye était prioritaire. Il dormait sur des chiffons à la cuisine, mais la nuit seulement. De jour, il faisait ses siestes au carré des officiers dans la bannette de l'ingénieur mécanicien, pourquoi celle-là et pas une autre ? Allez donc savoir ! Elle servait de siége à la table du carré des officiers. Celui-ci ne faisait pas de quart donc il pouvait s'étendre quand il le voulait sauf, si Popeye avait squatté la place. L’IM M... était un marin, il n'avait pas le mal de mer et il attendait que Popeye daigne lui laisser la place pour s'allonger, mais son affectation terminée il débarqua et son remplaçant l’IM H... fut malade en mer dès son premier jour à bord. La mer était mauvaise et quand il descendit de la passerelle le tournis le prit, il voulut s'allonger mais Popeye était là et malgré les injonctions ne voulut pas s'en aller. Il faisait la sourde oreille, le pacha de sa chambre vit la scène et au moment où H... prit Popeye par le collier pour le virer, il sortit  de sa chambre et lui dit : « Pas question, c'est la place de Popeye ! Quand il partira de lui-même, vous reprendrez possession de votre bien ! » De ce jour Popeye et l'ingénieur ne firent pas bon ménage. Popeye ne manquait jamais un appareillage. Il ne le fallait pas, un sous-marin n’appareillait jamais sans son chien. D’après ce que l’on racontait, de gros pépins étaient arrivés sans la présence d’un chien à bord. Il nous est arrivé deux fois de retarder l'appareillage pour le retrouver, à cause de chiennes en chaleur sans doute !

 

L'IM H... squattant la place à Popeye !

 Collection J-M Colin (1955-1958)

 

[Note de Noël Bouvet : Le mal de mer frappait petits et grands, galonnés ou matafs de 2°classe, anciens et jeunes. J'ai vu vomir un OM de plus de 25 ans de marine, plusieurs officiers dont un pacha. Et, 47 ans plus tard, je me souviens encore d'être resté le front en sueur sans aucune force, la clé de chasse à la main pour ouvrir et fermer la vanne, située au dessus des TLT avant, de la caisse d'eau appelée "La Cloche" !...]

 

En 1956, nous partîmes pour LORIENT en grand carénage, mais avant de démonter morceau par morceau le sous-marin, il y eut une période d'exercices. Les brestois profitèrent de notre arrivée pour entraîner leurs bateaux. Est-ce le changement d'air ou ses onze ans, toujours est-il qu'il commença à battre de l'aile, il est vrai que ces chiens devaient souffrir plus que la normale. Nous avions décidé de le faire piquer mais il mourut la veille du dernier appareillage au coin du poêle. Nous vivions dans des préfabriqués et un poêle à charbon assurait le chauffage. Du coup, il eut droit à son dernier voyage sur l'Africaine avec un enterrement digne de ses états de service. Il fut mis dans une boîte métallique lestée d'une gueuse de 30 kg, avec une Croix de Guerre, récupérée lors d’une java et mise autour de son cou, le tout entouré d'un drapeau tricolore. Le pacha fit rassembler l'équipage sur les plages avant et arrière au poste de bande. Il ordonna le lancer à la mer avec une minute de silence, Popeye s'enfonça dans les flots pour un ultime voyage. Alors, plus de chiens à bord ? Que non ! Nous avions déjà la relève et étions le seul sous-marin à avoir deux chiens.

 

Jean-Marie Colin... en 1956 Fifille et Popeye en 1956 Le timonier Bougnol avec Fifille
Collection J-M Colin (1955-1958) Collection J-M Colin (1955-1958) Collection J-M Colin (1955-1958)

 

Fifille était un genre d'épagneul breton ou de terre-neuve, mitigée de caniche, poil demi long et ondulant, toute noire et de la taille de Mickey. Elle était jeune et un peu fofolle, son plaisir à bord était de courir de l'avant à l'arrière et vice versa en aboyant après les rats. Tiens, je n'en avais pas encore parlé de ceux là. Nous en avions une demi-douzaine planqués dans les nappes de câbles, impossibles à déloger. De temps en temps dans la nuit, on voyait briller leurs yeux à quelques centimètres de nous et dès que Fifille en entendait un, elle aboyait. Celui-ci se cavalait et elle le suivait dans tout le bord. Le jour ça allait encore, mais la nuit c'était infernal. L'inconvénient d'une chienne était ses chaleurs. Tous les chiens rodaient autour du bord, c'était même une source d'emmerdements quand elle était pleine. Il fallait tuer les petits à la naissance. C'était un peu de notre faute aussi, car dès qu'elle était en chasse, le bosco la trimballait pour récupérer les chiens, les faisait monter dans la piaule, les enfermait chacun dans un caisson et faisait monter Fifille chacun à son tour. Vous parlez d’un divertissement !

 

Personne ne disait rien mais assistait au spectacle. Elle nous fit une portée de huit chiots en tournée en Tunisie. Nous en avions gardé trois. Quel cirque, ils se cassaient la gueule dans la cale et manquaient à chaque fois de se noyer. Combien de fois ai-je été les chercher dans des endroits impossibles. Nous étions contents mais le pacha l'était un peu moins  lors du débarquement de ce petit monde, à  l'arrivée à Toulon. En 1958, il y eu changement d'état-major sur le Béarn. Des ordres furent pondus interdisant l'accès des chiens à bord, plus question de les amener à la soupe avec nous. Ils restèrent avec le tiers de service. L’état-major des sous-marins ne dit rien, ils étaient d'accord pour que les chiens disparaissent. Les nouvelles technologies sur la détection du gaz carbonique ne nécessitaient plus leur présence à bord. De plus sur les bateaux neufs, ils souffraient des oreilles à cause du schnorchel. Ceux qui en avaient encore les gardaient mais à leurs risques et périls. Si les gars du Béarn les attrapaient, ils les envoyaient directement au CEPSM (Centre d'études pour les sous-marins) pour les piquer. Un beau jour, notre Fifille trompant notre vigilance se retrouva dans le hall du Béarn près de la cafétéria. Le capitaine d'armes et le CSl (Chef du service intérieur, 4 galons) passant par là, l'attrapèrent et la menèrent au CEPSM juste à côté. Nous attendions la soupe et un gars de chez nous vit la scène. G. C... et A. L..., deux colosses, foncèrent sur eux les prirent au colback et commencèrent à les secouer comme des pruniers, les décollant du sol « Ou tu nous rends notre chien, ou on te casse la gueule… ». Pendant ce temps la Fifille profitant d’une mauvaise fermeture de la porte s’échappa. Ce que voyant, nos deux lascars lâchèrent leurs proies, mais l’affaire ne resta pas là surtout que nous étions une centaine à avoir assisté à l’empoignade. Le CSI prit les noms des deux copains et les mit au rapport. Ils s’en tirèrent avec huit jours avec sursis, le pacha du bord étant intervenu en leur faveur. De ce jour, les chiens furent vraiment interdits sur le Béarn.

 

Voilà pour deux personnalités du bord, mais pendant que je suis sur les chiens de sous-marins, je vais vous parler de deux d'entre eux :

 

Prosper du Saphir de race indéterminée, tirant de ric et de rac, chien ivrogne il prenait sa cuite tous les jours au foyer avec ses maîtres ou sans eux. Peu importait, pourvu que l’on lui tende une bière et que jusqu'à la dernière goutte il vide la bouteille sans bavures. Il fallait le voir debout sur le dossier d'une chaise, les pattes avant sur l’épaule du donateur inclinant la bouteille de bière de façon à la laisser couler doucement et la lapant à grands coups de langue. Après quatre à cinq bières, il rentrait à bord. Son arrière train ne savait plus où il allait, il partait d'un bord sur l'autre, comme tout homme bourré qui se respecte.

 

Une autre histoire de chien s'était passée sur la vieille Junon qui naviguait jusqu'en 1954, le pacha était T... dit « 15 à gauche » à cause d'une légère claudication. Le bateau était prêt à appareiller, l'appel était en cours quand le bosco du Béarn attrapa leur chien et l'emmena au CEPSM, pas pour le faire piquer mais tout simplement pour réaliser des expériences. Ces gens avaient besoin d'animaux pour leurs travaux d'études. L’officier en second fit prévenir le pacha qui arriva aussitôt et alla trouver les autorités du Béarn en leur disant « Pas de chien à bord, pas d'appareillage ! ». Personne ne voulut prendre de décision ou le croire. Si bien qu'il mit son équipage au repos sur le quai et attendit, à neuf heures le commandant de l'escadrille arriva et vit que la Junon était toujours là. Il s’approcha de T... qui lui conta l’affaire. Dix minutes plus tard, le chien était à bord. Les vieux officiers qui avaient fait la guerre ne toléraient aucune emprise sur eux, ils s'en foutaient. Avec la nouvelle génération qui arrivait ce ne fut plus la même ambiance.

  

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